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Discrimination positive Le combat d'un patron

Jeudi, 14 Octobre, 2004
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Yazid Sabeg publie chez Calmann-Lévy, avec son frère Yacine, un livre sur la « Discrimination positive ». Il y dénonce les réticences de la société française à faire une place aux « minorités visibles ». Interview

Discrimination positive
Le combat d'un patron

Yazid Sabeg publie chez Calmann-Lévy, avec son frère Yacine, un livre sur la « Discrimination positive ». Il y dénonce les réticences de la société française à faire une place aux « minorités visibles ». Interview

Propos recueillis par Patrick Bonazza et Etienne Gernelle

Le Point : Vous vous érigez en défenseur des victimes des discriminations ethniques. Qui sont, selon vous, ces victimes ?

Yazid Sabeg : Pas la peine de se cacher derrière son petit doigt. Disons que ce sont des « minorités visibles ». Victimes à la fois du regard des autres et des préjugés, elles sont aussi bien étrangères que françaises. Moi-même, dans le regard des autres je suis un Algérien, voire un musulman, alors que je suis d'abord français. Les minorités visibles sont phénotypées, elles sont noires, jaunes, plus ou moins basanées... Ou alors elles ont des patronymes caractéristiques ou habitent dans des territoires stigmatisés, qu'on appelle, par euphémisme, les quartiers.

Dans ces minorités visibles, l'Algérien tient-il une place à part ?

Je ne dirais pas à part, mais l'Histoire et les codes coloniaux lui confèrent une place particulière.

Votre livre fait pourtant une large place à l'Algérie...

Oui, mais encore une fois pour des raisons très particulières. Mon hypothèse est que la société française n'est pas encore parvenue à se défaire des préjugés et des antagonismes de l'exception coloniale en Algérie. C'est un fait historique. La France avait établi en Algérie une organisation sociale et interethnique fondée sur le communautarisme et la discrimination, au mépris de ses propres principes républicains. Les indigènes, comme on appelait alors les Arabo-Berbères, avaient des droits réduits par rapport aux Européens. La laïcité, qui fait aujourd'hui l'objet d'un rappel à l'ordre, si j'ose dire, ne leur était pas appliquée. Cette situation a donné la guerre d'Algérie et toutes les conséquences qui s'ensuivirent.

Pourquoi l'Algérie et pas le Maroc ou la Tunisie ?

Parce que l'Algérie, ce fut la France avec une colonie de peuplement européenne importante et une organisation coloniale très structurée et très normée. L'Algérie et la France furent dans l'imaginaire un même pays, mais pas un même peuple. C'était l'exception coloniale au sein même de la République.

Mais tout de même, aujourd'hui, les citoyens ont les mêmes droits, le même statut. Tout ça, c'est le passé...

Oui, c'est théoriquement vrai. Mais la nature des rapports sociaux se perpétue autour de préjugés inchangés. La perception négative de la citoyenneté et l'absence de fierté nationale des jeunes de ces minorités visibles sont à cet égard symptomatiques. Souvent victimes de discriminations, souvent chômeurs, leur adhésion aux principes et aux règles communes, aux aspirations du pays dans lequel ils sont nés n'est pas spontanée. Ils sont nés ici, ne connaissent pas le Maghreb, ne connaissent rien d'autre que la France. Et pourtant ils en sont exclus, comme je le soulignais dans le rapport de l'Institut Montaigne sur « Les oubliés de l'égalité des chances ».

Pourquoi ?

Beaucoup d'enfants nés en France de parents immigrés, des petits Karim ou Mohammed éduqués dans l'oubli de leurs origines, comme le veut la tradition républicaine, sont considérés comme des étrangers chez eux, ils s'entendent encore dire « retourne dans ton pays ». D'autres ont une petite fille que ses camarades de jeu évitent au prétexte que « tu es arabe » ou « ton papa est arabe ». C'est dur et grave, car ces comportements et les préjugés qui les sous-tendent sont persistants et se transmettent génération après génération.

La France a pourtant été une belle machine à assimiler des populations étrangères.

Notre pays est en effet parvenu à assimiler des vagues d'Italiens, de Polonais, d'Espagnols... par l'exogamie ou, si vous préférez, les mariages mixtes. Ici encore, la situation des Maghrébins est singulière. Tant que l'Algérie était la France, l'exogamie était l'exception. Au cours des dernières décennies, elle s'est, par « osmose sociale », fortement développée en France. Je crains qu'aujourd'hui l'assimilation des Maghrébins par le mariage, processus essentiel, régresse plutôt.

Mais alors que peut-on faire ?

C'est une question nationale. La France, qui met au coeur de ses principes l'égalité républicaine, paraît indifférente à l'exclusion de ses minorités visibles. Au nom de ce fameux principe, elle prétend ne pouvoir tolérer de traitements différenciés pour mettre un terme aux ruptures d'égalité. Elle a pourtant fait, sans le dire, de la discrimination positive indirecte ou implicite.

Comment cela ?

En créant des ZUP, des ZEP... qui ciblent certes plutôt des territoires qu'une catégorie spécifique de la population.

Et cela n'est pas suffisant ?

Non, il faut aller plus loin, c'est tout le sens de notre livre, en mettant en oeuvre des politiques d'intégration massives et très volontaristes que l'on peut qualifier de différentes façons, y compris de discrimination positive. Le résultat recherché étant parfaitement clair : corriger les ruptures d'égalité qui sont devenues un vrai trouble à l'ordre public.

Voilà donc la discrimination positive. De quoi s'agit-il ?

La discrimination positive renvoie à l'affirmative action américaine. L'idée, qui peut paraître paradoxale à première vue, a consisté à introduire des inégalités - provisoires - pour corriger d'autres inégalités. La discrimination positive, c'est faire en sorte que les médias, les entreprises, les administrations, les grandes universités, la vie publique renvoient l'image d'une nation diverse. La discrimination positive assure la diversité sur une base équitable.

Discrimination, le mot fait peur !

Pas quand elle est positive ! Un tel mécanisme ne vise pas à donner des places aux uns au détriment des autres. Il s'agit de faire l'égalité et la transparence pour assurer que, à talent ou à capacité égale, le candidat d'une minorité visible a autant de chances et de droits que les autres pour accéder au système éducatif, à un emploi ou à un poste de responsabilité. L'objectif n'est pas non plus d'éliminer le racisme. Mais, plus simplement, de contribuer à éliminer les discriminations et à favoriser la diversité.

Pas question de quotas ethniques, alors ?

Absolument pas ! La discrimination positive est abusivement assimilée aux quotas ethniques. C'est faux, elle procède par élargissement des bases de recrutement en modifiant les modes de sélection, par exemple en réinventant des numerus clausus, en ne sacralisant pas les diplômes, en dépassant les réseaux et les circuits de promotion... sans que le mérite soit jamais absent du processus. Des écoles telles que l'Essec, Sciences po Aix et Sciences po Paris le font désormais, à la satisfaction de tout le monde.

La discrimination positive ne nécessite-t-elle pas une connaissance statistique des différentes populations concernées ? Or, depuis Vichy, on n'aime pas ça...

Je sais. Et pourtant, pour mettre en oeuvre efficacement des politiques d'intégration, il faut disposer de photographies statistiques de la France. Sans ces photographies, on se prive d'un instrument indispensable pour mesurer l'étendue des discriminations et l'évolution de notre société. On se condamne à la cécité. Je sais bien qu'en France la sacro-sainte égalité républicaine empêche de faire des photos. Mais d'autres pays comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou le Canada, qui ne sont pas à proprement parler des dictatures racistes, n'ont pas ces préventions. Il faut cesser d'être hypocrite. Je suis français et je suis volontaire, pour une enquête aussi importante, à me déclarer anonymement arabo-berbère. Où est le problème ?

Aux Etats-Unis, l'affirmative action n'est-elle pas remise en question ?

Vous n'y êtes pas du tout ! L'affirmative action, ça marche. Toutes les entreprises aux Etats-Unis ont compris l'intérêt des pratiques du recrutement diversifié, à tous les niveaux. Chaque année, elles publient un bilan de ces pratiques. L'administration fédérale les y encourage et favorise l'accès des plus ouvertes aux subventions et aux marchés publics. C'est efficace ! Savez-vous que le patron de la Sécurité sociale aux Etats-Unis est d'origine algérienne ? En Angleterre, qui a engagé récemment des politiques non discriminatoires, le patron de Vodafone est indien !

Un boom économique ne rendrait-il pas illusoire tout débat sur la discrimination positive ?

Même quand la conjoncture est favorable, les ghettos prospèrent. Dans certaines familles d'ascendance étrangère, on en est à la troisième génération de chômeurs. Les ghettos grandissent de jour en jour, en nombre, en taille et en population. L'ascenseur social pour les minorités visibles est depuis longtemps en panne, et aujourd'hui il y a deux France, une France blanche avec un chômage estimé à 5 % et une France colorée probablement à plus de 15 %. La croissance et la conjoncture n'ont rien à voir dans l'affaire.

L'entreprise a-t-elle une partition particulière à jouer ?

L'entreprise est peut-être notre dernière chance. Les entreprises sont naturellement transparentes, et c'est le dernier lieu de brassage des Français. Il faudra certainement aller à l'encontre de la pente naturelle de certains, qui préfèrent une entreprise « sociologiquement et ethniquement homogène ». Pas toujours par racisme ou xénophobie, mais par facilité et confort. « On » ne veut pas prendre de risque, « on » redoute qu'un Arabe ou un Noir dirigeant des Européens soit mal accepté.

Les PDG sont-ils derrière vous ?

Ça peut paraître surprenant, mais d'Ernest-Antoine Seillière à Claude Bébéar ou Gérard Collomb voire d'autres dirigeants, tous comprennent et soutiennent cette démarche d'ouverture. Le monde de l'entreprise et de l'économie commence à bouger. C'est ça, la nouveauté. Il n'est qu'à voir la charte sur la diversité récemment signée chez PSA. C'est une première, mais d'autres entreprises vont suivre très bientôt, soyez-en sûr.

Pourquoi les entreprises publiques n'ont-elles pas montré l'exemple ?

C'est inexact, la RATP et La Poste, France Télévisions sont exemplaires. D'autres ont un peu de retard à l'allumage. A EDF ou GDF, par exemple, c'est tout juste encore si le recrutement n'est pas une affaire de famille. La SNCF a des intentions et des dispositions assez claires sur ce sujet et va progresser.

Discrimination positive ou pas, dans l'immédiat, que proposer aux jeunes non qualifiés et sous-scolarisés de banlieue ?

C'est une génération qui sera définitivement perdue si l'on n'y prend garde. Et si ça continue, si l'exclusion continue de nourrir les discriminations, nous réunirons les conditions d'une bombe atomique sociale et politique.

Les populations exclues n'ont-elles pas aussi une part de responsabilité ? Aucun pays arabe n'a réussi économiquement. L'islam est-il en cause ?

La situation dans les pays arabes n'a absolument rien à voir avec la situation des minorités dans notre pays. Ce ne saurait donc être un prétexte. Ensuite, notre situation n'est pas seulement l'échec des Franco-Maghrébins. C'est aussi l'échec de la République. Ces problèmes sont à 90 % d'essence sociale, et si on réduit le regard des Français sur les Français d'origine arabe à la seule dimension religieuse, on passe à côté de l'essentiel. L'islamisme en France qui nous inquiète est né d'abord de l'abandon de certains territoires et communautés entières par l'Etat, qui s'est lavé les mains des conditions de l'intégration des populations concernées. Le radicalisme religieux tout comme la surdélinquance et le communautarisme sont la conséquence et non la cause de cet échec.

Les politiques n'encouragent-ils pas une certaine victimisation ?

Les minorités visibles n'ont pas à jouer de la victimisation, elles sont tout simplement des victimes ! Si notre livre devait avoir un seul objectif, c'est justement de décrire la voie pour sortir du statut de victime et enclencher des politiques actives d'intégration.

Faut-il parler de la mauvaise allocation des aides sociales, des abus ?

On peut, mais ça ne mène pas très loin. Il faut cesser de penser que la majorité des exclus et des discriminés est composée de paresseux et de profiteurs.

Dans la culture maghrébine, quelle place occupe l'éducation des enfants ?

Elle est fondamentale et je voudrais dire perçue comme l'unique moyen d'ascension sociale dont ils disposent, puisqu'ils n'ont ni privilège de caste ni puissance économique. Alors pourquoi l'échec, allez-vous me demander ? Simplifions : un élève en classe préparatoire consomme trois à quatre fois plus de crédit public que l'élève d'une ZEP. L'équité serait ici de dépenser autant pour l'un que pour l'autre. Réservons 20 % des places des bons lycées de centres-villes aux meilleurs élèves des ZEP. C'est ça la discrimination positive par l'égalité des chances.

Les responsables politiques sont-ils prêts à entendre votre discours ?

Je l'espère. Pas parce que depuis peu la République a mis à son service un préfet musulman. Mais parce que les dirigeants politiques sont de plus en plus nombreux à être persuadés que, pour désamorcer la bombe qui menace, il faut inventer quelque chose de nouveau. Le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo va bien dans ce sens. Il s'adresse à tous les exclus, bien sûr, mais il veut aller plus loin dans la discrimination positive. Je suis, au contraire, choqué par l'immobilisme et le conservatisme de l'Education nationale.

Et si ça ne marche pas...

Au cours des prochaines années, on n'échappera pas à un double débat sur des sujets centraux : la discrimination positive, quelle que soit son appellation, et l'identité de notre pays, ensuite. La France n'est pas seulement blanche et chrétienne, elle construit son unité autour de deux grandes valeurs : l'égalité qui renvoie à la diversité, la liberté qui renvoie à l'altérité. Comme lors de l'abolition de la peine de mort, il faudra sur ces questions du courage et de la détermination

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