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Passages à l'acte

Jeudi, 16 Mars, 2006
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Samuel Thomas: «Toutes les entreprises n'ont pas renoncé aux codifications type BBR (bleu-blanc-rouge), BYB (blond-yeux bleus) ou BF (bon Français)»

Des déclarations de bonnes intentions à une réelle mise en pratique, rares sont les entreprises qui ont sauté le pas. Et avec plus ou moins de facilité. Voici, à l'épreuve du terrain, cinq outils de lutte contre les discriminations

L'Express du 16/03/2006
Passages à l'acte

par Valérie Lion

Des déclarations de bonnes intentions à une réelle mise en pratique, rares sont les entreprises qui ont sauté le pas. Et avec plus ou moins de facilité. Voici, à l'épreuve du terrain, cinq outils de lutte contre les discriminations

Qui dit mieux? 315 signatures. Voilà une belle moisson pour Claude Bébéar. Dix-huit mois après avoir lancé avec 40 grandes entreprises la Charte de la diversité, l'ex-patron d'Axa peut se targuer de rallier de plus en plus de signataires. Pour une noble cause: respecter et promouvoir le principe de non-discrimination (c'est-à-dire la loi!), refléter la diversité de la société française et y sensibiliser les collaborateurs. Une fois les bonnes intentions affichées, les mettre en œuvre est une autre histoire.

 

Le mois dernier, une enquête de l'Apec révélait que 44% des recruteurs attachent de l'importance au nom et au prénom sur le CV! Résultat: à diplôme égal, un candidat d'origine maghrébine a six fois moins de chances d'être reçu pour un entretien d'embauche; une candidate de la même origine, trois fois moins… «Pour agir, il faut sortir du déni et reconnaître l'existence de comportements discriminatoires», prévient Maria Cunha, chargée de mission au Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild). Revue des actions engagées, de leur efficacité et de leurs limites.


Accompagner les jeunes diplômés issus de l'immigration

Vendredi 17 février, 9 h 30. «Ici, la ponctualité est de rigueur: à 9 h 31, les portes sont fermées.» Au sous-sol d'un bâtiment sans âme des années 1970, dans le XXe arrondissement de Paris, Angèle Mbarga accueille une douzaine de jeunes diplômés issus de l'immigration. D'emblée, le ton est donné. A l'Association pour favoriser l'intégration professionnelle (Afip), pas question de rester une victime éplorée… «Vous représentez la jeunesse issue des minorités visibles de France, vous affichez un parcours scolaire sans faute, vous allez servir de modèle aux plus jeunes, martèle Angèle. Nous allons vous donner les armes pour trouver un emploi à la hauteur de vos compétences.»

 

Des armes, Mickaël, Fatima, Soraya et les autres en ont bien besoin. Voilà deux ans que Mickaël a décroché un DEA banque et finance avec mention. «Certes, je n'ai pas fait de stage, mais personne dans ma promotion n'en a fait. Tous ont trouvé un emploi, sauf moi.» Difficile à croire, dans un secteur, la banque, en plein recrutement! Ce jeune Français n'a pourtant pas hésité à postuler à la fonction d'attaché de clientèle, pour laquelle un bac + 2 suffit. Peine perdue… A 27 ans, Mickaël doit se rendre à l'évidence: «Je suis noir et je suis en France. Ce serait différent si j'étais en Côte d'Ivoire, dans mon pays d'origine. De nos jours, un caissier noir, c'est normal, mais un directeur d'agence bancaire, c'est autre chose.» A l'Afip, il vient retrouver sa confiance perdue. Entretiens individuels hebdomadaires doublés d'une série de dix ateliers collectifs, parrainage par des salariés en activité, rencontres avec des entreprises partenaires (Areva, Danone, Eiffage, RATP, SNCF, Schneider Electric) auxquelles leur candidature est proposée, rien n'est laissé au hasard. «Nous aidons ces jeunes à se reconstruire en leur offrant une écoute particulière, explique Carole Da Silva, présidente et fondatrice de l'association. Nous travaillons sur leur profil, la préparation aux entretiens, et nous leur apprenons à faire face à une situation de discrimination.» Créée en 2001, l'Afip a suivi 144 jeunes l'an dernier. Seuls 38 ont trouvé un emploi.


Former les recruteurs

«Toutes les entreprises n'ont pas renoncé aux codifications type BBR (bleu-blanc-rouge), BYB (blond-yeux bleus) ou BF (bon Français)», assure Samuel Thomas, vice-président de SOS-Racisme. Néanmoins, la pédagogie commence doucement à faire son œuvre, après plusieurs dizaines d'actions intentées en justice contre des entreprises prises en flagrant délit de discrimination raciale. Particulièrement exposées, l'ANPE et les sociétés d'intérim. En 2000, deux études lancées auprès des salariés, l'une par Adecco, l'autre par l'ANPE, dressaient un constat identique et édifiant: le phénomène des discriminations existe, il est massif et les intermédiaires de l'emploi y participent, qu'ils soient confrontés à des demandes discriminatoires ou incités à les anticiper pour satisfaire leur client.

 

Dès janvier 2001, Adecco crée un pôle de lutte contre les discriminations. Au même moment, un scandale défraie la chronique: des fichiers ethniques sont découverts dans l'une de ses agences. Raison de plus pour agir. «La formation a été l'axe central de notre action», explique Arnaud Gauci, le responsable du pôle. Entre 2001 et 2003, 400 personnes de l'encadrement supérieur et intermédiaire ont participé à une journée sur les discriminations, leurs ressorts, la législation. Pour les salariés en agence, le module «Faire face aux discriminations dans la relation commerciale» est devenu un passage obligé de la formation continue: 1 600 personnes l'ont déjà suivi; 400 le feront cette année.

 

Depuis novembre, un petit guide pratique - «Des arguments pour résister efficacement à une demande discriminatoire» - leur sert de mémo au quotidien. Ou comment répondre au client qui refuse des intérimaires faisant le ramadan («c'est ingérable»), des Africains («j'en ai déjà deux») ou des gens de couleur («les Français sont racistes; dans mon activité, il faut pouvoir entrer chez les gens»). En clair: écouter («vous souhaitez que je réponde rapidement à votre besoin»), rassurer («si vous me dites ne pas être raciste, je vous crois»), professionnaliser («c'est la qualité du travail qui compte») et, le cas échéant, rappeler la loi. Quitte à faire fuir le client? «Nous avons dépassé la croyance selon laquelle parler de non-discrimination risque de nous faire perdre le marché, assure Arnaud Gauci. Cela devient peu à peu une culture commune, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a plus de discriminations chez Adecco.»


Garantir l'anonymat des CV

Claude Bébéar en a rêvé, les sénateurs l'ont exaucé! Le principe du CV anonyme, l'une des 24 propositions formulées par l'ex-patron d'Axa dans son rapport «Des entreprises aux couleurs de la France», remis, fin 2004, au gouvernement, sera inscrit dans le Code du travail. Malgré les réserves suscitées. «Ce n'est pas la panacée, estime Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde). Il peut être vécu comme injurieux de devoir cacher son identité pour décrocher un entretien.» «Pour lever les réticences, il faudrait insister sur la mise en avant des seules compétences», reconnaît Samuel Thomas, fervent partisan du CV anonyme.

 

Depuis janvier 2005, le CV anonyme est une réalité chez Axa France. En tout cas, pour les quelque 20 000 candidats postulant via Internet à un job de commercial. Soit 500 recrutements par an. «Les CV électroniques - environ la moitié des candidatures reçues chaque année - sont automatiquement réorientés vers les recruteurs sans mention de nom, prénom, adresse, âge, sexe, nationalité», explique Antoinette Prost, à la direction du développement durable de l'assureur. La présélection d'un CV pour un entretien lève l'anonymat. Bilan après un an? Davantage de femmes, de seniors et de noms étrangers dans les candidatures sélectionnées. La part des recrutements de commerciaux réalisés par le Net est aussi passée de 20 à 25%: «C'est une promesse supplémentaire de l'entreprise aux candidats», décrypte Frédérique Bouvier, chargée de la mise en œuvre du projet.

 

Jusqu'à maintenant, Axa France n'avait guère fait d'émules. Hormis PSA, qui a adopté en mars 2005 le CV anonyme pour les candidatures Internet d'ingénieurs, techniciens et agents de maîtrise (une centaine d'embauches ont été ainsi réalisées), et Adia, qui l'utilise depuis septembre 2005 pour le recrutement de ses salariés permanents (environ 300 personnes par an). Norsys, une SSII basée dans le Nord, a promis d'effectuer ses 40 embauches de l'année à partir de CV anonymes. Plus audacieux, Alain Gavand, patron d'un cabinet de recrutement, veut l'appliquer à tous ses clients. Discrètement, Alcatel, BNP Paribas, Suez et Page Personnel (la branche intérim de Michael Page) se préparaient à mettre en œuvre le CV anonyme. Le vote des sénateurs ne leur laisse plus le choix.


Fixer des objectifs chiffrés

En France, les quotas n'ont pas bonne presse. Surtout quand il s'agit d'origine ethnique. Du coup, certaines entreprises ont trouvé la parade: des objectifs de recrutement par lieu de résidence. Dès 2000, Casino annonçait son intention d'embaucher d'ici à 2006 250 jeunes de niveau bac à bac + 2 dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Signataire en septembre 2004 d'un accord sur la diversité, le groupe automobile PSA s'engageait de son côté à recruter 45 diplômés bac + 2 à bac + 5 issus des zones urbaines sensibles. Mission accomplie: 15 cadres et 40 techniciens issus de ZUS ont été intégrés l'an dernier.

 

Une goutte d'eau, toutefois, au regard des 5 500 embauches réalisées en France. D'autant que l'approche territoriale a ses limites: l'Observatoire de la diversité de PSA a ainsi éprouvé le besoin d'identifier, parmi les 930 recrutements CDI de cadres l'an dernier, combien concernaient des minorités visibles - en l'occurrence, 80. Des chiffres délicats à manier. «Si on ne mesure pas, comment vérifier que les objectifs fixés sont atteints?» s'interroge Antoinette Prost, chez Axa.

 

Avec plusieurs entreprises (Adecco, Eau de Paris, PPR, SNCF), l'assureur participe à une étude de l'Institut national d'études démographiques, dont les conclusions seront connues fin mars, sur la tolérance des salariés à l'autodéclaration de leurs origines. En attendant, les initiatives ciblées se multiplient pour aider les entreprises à diversifier leurs sources de recrutement, au-delà des incontournables grandes écoles: forums organisés par des associations comme Africagora, par l'Institut IMS-Entreprendre pour la cité, ou encore plate-forme de l'ANPE à destination des moins de 26 ans issus des ZUS. A chaque fois, un seul et même objectif: faire se rencontrer les candidats d'origine étrangère et les entreprises. Le gouvernement n'est pas en reste: il lancera dans quelques jours un portail emploi-diversité en partenariat avec l'ANPE, Monster, le Medef, le magazine Respect et cinq associations.


Contrôler les pratiques des entreprises

Le 5 décembre 2005, quelque 150 grandes entreprises françaises recevaient un courrier laconique signé Louis Schweitzer, président de la toute nouvelle Halde. «La Haute Autorité est résolue autant à mettre en lumière les bonnes pratiques qu'à dénoncer les discriminations.» De quoi faire méditer… et réagir. La Halde peut en effet mener des investigations, proposer une amende transactionnelle - très modeste: 3 000 € maximum pour une personne physique, 15 000 € pour une personne morale - et surtout transmettre des dossiers à la justice. «L'apparition d'un contrôle externe comme la Halde incite les entreprises à développer l'autocontrôle pour éviter d'être prises en faute», relève Louis Schweitzer, fin connaisseur de ses pairs. Ainsi PSA a-t-il déjà confié à l'Observatoire des discriminations, dirigé par le sociologue Jean-François Amadieu, deux missions d'évaluation de ces procédures de recrutement par l'envoi de CV tests.

 

Premier résultat encourageant: «Les candidats susceptibles d'être discriminés reçoivent 41,5% de réponses positives, contre 39% au candidat de référence», révèle Philippe Dorge, directeur des relations sociales et institutionnelles chez PSA. L'effet, sans doute, de formations ad hoc, délivrées l'an dernier à 700 personnes, recruteurs et managers. De son côté, Adecco fait réaliser tous les deux ans un audit externe sur une dizaine d'agences. «Nous envisageons également de recourir aux appels mystères», indique Arnaud Gauci. Total réfléchit aussi sérieusement à la pratique de l'autotesting.

 

La Halde serait donc le chiffon rouge agité pour contraindre les entreprises à agir? Voire… Mise sur pied il y a moins d'un an, elle avait enregistré au 28 février dernier 1 818 plaintes, dont 45% concernaient l'emploi et, parmi celles-ci, plus du tiers étaient liées à l'origine. Au total, 626 dossiers ont déjà été traités. Une centaine ont donné lieu à des règlements amiables; 64 ont fait l'objet d'une recommandation, mais aucune n'a été rendue publique, comme la loi y autorise pourtant la Halde. Enfin, seuls 21 dossiers ont été transmis à la justice. Un effet dissuasif somme toute encore limité…

 

 
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