C'est une bataille juridique qui aura duré plus de 10 ans. La Cour d'appel de Versailles devra bientôt rendre sa décision sur un litige qui oppose depuis 2005 un locataire d'origine ivoirienne à l'un des plus gros bailleurs sociaux d'Île-de-France: la Logirep. «On espère que cette société HLM sera bien condamnée en appel. Ce procès doit servir d'exemple à tous les bailleurs sociaux pour rappeler que le fichage ethnique est illégal en France», glisse-t-on à la Maison des potes, association antiraciste qui s'est constituée partie civile dans ce dossier. Retour sur cette affaire en cinq actes, dont le jugement doit être rendu le 18 mars.
Acte 1: un appel téléphonique et une plainte pour discrimination racialeÀ l'origine de cette affaire: une plainte déposée en 2005 par Frédéric Tieboyou, agent RATP de 29 ans et par l'association SOS Racisme. À l'époque, le jeune homme avait obtenu de la part de son employeur un trois-pièces à Nanterre mais avait appris par la suite que son dossier avait été rejeté par la commission d'attribution des logements pour des raisons de «respect de la mixité sociale». Ne comprenant pas ce refus, le jeune homme avait alors téléphoné à la commission d'attribution des logements. Par téléphone, l'employée de Logirep lui avait alors répondu qu'il était «d'origine africaine et qu'il y avait déjà assez de noirs dans cette tour».
Lui demandant les bases légales de cette décision, le jeune homme s'était vu entendre qu'elle reposait sur l'article 56 de la loi contre l'exclusion en date du 29 juillet 1998. L'employée s'explique: «c'est une loi qui est sortie justement pour éviter de créer des ghettos [...] Si vous aviez été sur une tour où il y avait trop de Maghrébins, on ne vous aurait pas accepté si vous aviez été maghrébin». Choqué, Frédéric Tibeoyou avait enregistré une partie de cette conversation téléphonique, en présence de sa mère qui vivait avec lui. Extrait que s'est procuré Le Figaro et qui servira à instruire l'affaire par la suite.
Acte 2: la défense du bailleur socialVisée par une enquête, la Logirep qui gère quelque 36.000 logements avait fait savoir que la société ne «s'associait pas aux propos de l'employée et qu'il s'agissait d'une interprétation personnelle». Lors d'auditions, les membres de la commission d'attribution avaient d'ailleurs justifié le rejet de la demande en invoquant d'autres motifs: le logement que Frédéric Tieboyou souhaitait quitter n'était pas insalubre, contrairement à ce qu'il prétendait, et par conséquent sa demande n'était pas «prioritaire», se défendaient-ils. Ils mettaient aussi en cause le comportement de la mère du plaignant, qui avait occasionné des troubles de voisinage et rappelait que le nouveau logement aurait éloigné Frédéric Tieboyou de son lieu de travail. Des arguments que le principal intéressé ne s'était pas vu notifier par écrit avant de porter plainte.
Acte 3: l'enquête permet de découvrir un fichier mentionnant l'origine des locatairesMais l'affaire ne s‘arrête pas là. Durant leurs investigations, les enquêteurs ont découvert l'existence de documents informatisés faisant apparaître l'origine ethnique des candidats et des locataires. «Ce qui pose problème, c'est qu'apparaît deux colonnes: l'une sur la 'Nationalité' et l'autre sur l''Origine'. Autant, on peut utiliser le lieu de naissance, autant la mention ‘origine' est connotée et pose problème», fait remarquer Me Bertrand Patrigeon, avocat de la Maison des potes. «Et sur des personnes de nationalité française, le fichier précisait si elles venaient d'Afrique (sigle ‘Al' pour Algérie par exemple) ou des DOM-TOM avec «Gp» pour Guadeloupe. Ce qui est étrange, quand on sait que la Guadeloupe, c'est la France», fait encore remarquer Me Patrigeon. «Jamais on ne voyait ce genre de précisions si la personne venait de Corrèze ou de Corse».
La pratique du fichage ethnique est strictement interdite par la loi et punie de cinq ans d'emprisonnement et de 300.000 euros d'amende.
Acte 4: le bailleur social condamné pour «fichage ethnique»En mars 2014, le bailleur social a finalement été condamné à 20.000 euros d'amende pour «fichage ethnique», par le tribunal correctionnel de Nantes. La Logirep doit aussi verser 10.000 euros de dommages et intérêts à chacune des deux associations parties civiles dans cette affaire, SOS Racisme et La Maison des Potes. La société HLM a en revanche été relaxée sur le volet «discrimination raciale» à l'encontre de Frédéric Tieboyou. La raison? «La commission d'attribution n'étant pas reconnue comme un organe direct de la Logirep, il y avait un problème de responsabilité pénale pour le tribunal», résume Me Bertrand Patrigeon, avocat de la Maison des potes. «Le motif de discrimination raciale n'a donc pas été retenu contre la Logirep». Dans la foulée, le bailleur social, Frédéric Tieboyou et les deux associations avaient fait appel de cette décision.
Acte 5: l'affaire repasse devant la justice début 2016Il faut attendre février 2016 pour que la Cour d'appel de Versailles examine à son tour l'affaire. Les fichiers ethniques ont de nouveau été au centre des débats, comme le raconte Le Parisien. «Vous parlez de mixité sociale mais où est le rapport entre l'origine, la nationalité et la mixité sociale?» interrogeait l'avocat général. «La Cnil (Commission nationale informatique et libertés, ndlr) n'a rien trouvé à redire à ces fichiers», se défendait le représentant de la Logirep. «C'est juste le mode d'emploi du logiciel. Il n'y a aucun élément discriminatoire».
Malgré la condamnation en première instance pour fichage ethnique, l'avocat de la Logirep Me Christophe Pech de Laclause a répété au Figaro qu'il n'y avait aucun fichage ethnique effectué par son client: «L'enquête a montré que les fichiers contenaient uniquement des éléments d'Etat civil, que le bailleur social est en droit de conserver au regard de la loi», assure-t-il, espérant une relaxe complète ce vendredi. «C'est un logiciel très ancien... Le champ informatique intitulé ‘Origine' ne permettait que la saisie du lieu de naissance. Dès lors, le tribunal a commis une erreur en première instance en condamnant la Logirep en 2014».
A l'issue de l'audience à Versailles, en février dernier, l'avocat général avait demandé la confirmation de peine prononcée en 2014: 20.000 euros de dommages et intérêts pour fichage ethnique et relaxe pour la discrimination raciale.
Des difficultés de faire respecter la «mixité sociale» sans discriminerLes bailleurs sociaux sont tenus de respecter «la mixité sociale» lors de leurs attributions de logements. Il s'agit d'essayer de ne pas créer des ghettos et de mélanger les populations, les niveaux de ressource, etc. Mais la notion reste floue et peut conduire à des discriminations, comme nous le rappelions dans un précédent article. Un office HLM a déjà été condamné à Saint-Étienne en 2009, pour discrimination raciale, fichage ethnique et discrimination dans l'accès au logement. D'autres affaires sont en cours d'instruction. Pour pallier le problème, l'Union sociale pour l'habitat avait édité un guide pour les aider à faire «respecter la mixité sociale sans discriminer».
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