La bataille des statistiques ethniques
Faut-il compter les Noirs, les Arabes, les Juifs... ?
Au nom de la lutte contre la discrimination - notamment dans les
entreprises - des voix réclament le classement des Français en « Noirs », «
Blancs », « Arabes ». Pourtant, de nombreux outils de mesure existent déjà. La
polémique enfle
Faut-il compter les Noirs, les Arabes, les Juifs... ?
Petite
scène de genre au Sénat, en mars dernier. Le débat portait sur la loi «
égalité des chances ». Un sénateur centriste propose tout à trac de faire
apparaître dans le recensement l'«appartenance des individus (recensés) à un
phénotype». Un phénotype ? En biologie, le mot désigne l'ensemble des
caractères apparents d'un individu nés de son patrimoine génétique.
L'intention ? Bonne, évidemment : lutter contre les discriminations
subies par les « minorités visibles ». Mais pour cela, dit-il, il faut
compter les Blancs, les Noirs, les Arabes, les Asiatiques, les métis...
Impensable en France républicaine ! Le gouvernement a dit non, et le sénateur
a retiré son amendement. Mais la polémique ne faisait que commencer. Un
colloque organisé le 19 octobre par le Conseil d'Analyse stratégique
(ex-Commissariat au Plan) relancera à coup sûr le débat.
En France, le comptage ethno-racial est interdit par la loi. Au nom de
l'égalité, la République
n'en veut pas. En pratique, ces beaux idéaux n'ont pas empêché que les enfants
d'immigrés soient bien plus au chômage que les autres, même avec un diplôme
identique. La différence est écrasante. Il y a un an, les émeutes des cités
ont montré à quel point les jeunes ne la supportent plus. Magnifique en
théorie, le modèle égalitaire tourne souvent à vide. Alors de plus en plus de
voix s'élèvent à gauche et à droite pour briser le tabou : sans
statistiques, comment assurer la promotion de la diversité dans les
entreprises ?
Mais comment mesurer ? Les partisans du comptage ethnique répondent : en recensant les individus à partir de ce qui est cause de leur discrimination, la couleur de leur peau, leur apparence physique, comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne où l'on se déclare blanc, noir, arabe, asiatique, métis, etc. «Il ne s'agit pas de mesurer les ethnies mais la diversité de la société française. On en est arrivé à un point (de discrimination) où le comptage ethnique ne peut pas être pire que l'inaction actuelle», dit Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des Associations noires (Cran). Ce mode de recensement rompt évidemment avec la prudence actuelle qui autorise tout au plus des statistiques fondées sur la nationalité ou le lieu de naissance des parents. Celles-ci sont de plus en plus utilisées en France et peuvent se révéler très éclairantes (voir encadré).
Avec le comptage au faciès, «on installerait tout simplement une logique
raciste», s'indigne Samuel Thomas, vice-président de SOS-Racisme. Ce type de
recensement ne pourra pas être utilisé «avec de bonnes intentions»,
ajoute-t-il. Et de rappeler que son association a déposé une plainte cet été.
« Le Monde » avait évoqué un rapport des Renseignements généraux selon lequel
436 « meneurs des quartiers », à 87% de nationalité française, étaient
classés par la police en fonction de leur origine supposée, détectée selon
leur nom de famille (maghrébine, africaine, française d'origine non
immigrée). «Enfermer les individus dans des catégories grossières c'est faire
croire que la société est divisée comme cela. Et c'est obliger à la penser
avec ces catégories», s'insurge le démographe de l'Institut national des
Etudes démographiques (Ined) Alain Blum. C'est aussi inciter chacun à entrer
dans une de ces cases, même si les personnes interrogées peuvent refuser de
répondre.
La controverse enfle. Elle transcende le clivage droite-gauche, traverse les
communautés, divise le monde de l'entreprise. Dominique de Villepin et
Jacques Chirac sont contre, Nicolas Sarkozy, le ministre de l'Intérieur, est
pour. Azouz Begag, ministre délégué à la Promotion de l'Egalité des Chances, y est favorable,
contrairement à Bariza Khiary, sénatrice socialiste de Paris. Louis
Schweitzer, le président de la Haute Autorité de Lutte contre les
Discriminations et pour l'Egalité (Halde), a exprimé son opposition. Anne Le
Strat, élue verte et présidente d'Eau de Paris, n'est pas hostile à un
recensement anonyme des origines ethniques dans son entreprise. Côté patrons,
Claude Bébéar, le président du conseil de surveillance d'Axa, a proposé le
recensement ethnique - et anonyme - pour les entreprises dans un rapport de
2004, alors qu'Henri Lachmann, celui de Schneider Electric, a exprimé son
opposition.
Jusqu'à présent la
Commission nationale de l'Informatique et des Libertés
(Cnil) est restée droite dans ses bottes républicaines, n'autorisant qu'au
coup par coup le comptage par nationalité d'origine (et jamais par origine
raciale). Mais son président Alex Türk reconnaît que beaucoup de membres de la Commission se posent
des questions. Il annonce l'ouverture d'un grand chantier d'auditions pour
que la Commission
expose sa position avant les élections présidentielles. D'autant que la Cnil est saisie d'un nombre
toujours plus grand de demandes : un observatoire de la vie étudiante
veut mesurer la discrimination d'étudiants maghrébins, une télévision
d'outre-mer veut savoir si l'audience des émissions varie en fonction de la
couleur des téléspectateurs, etc.
La Cnil répond
comme elle le peut. Elle a refusé récemment à la Sofres, mandatée par le
Conseil représentatif des Institutions juives de France, un sondage d'opinion
par téléphone auprès de personnes ayant un nom à consonance juive. Mais elle
a autorisé une enquête de l'Ined intitulée «Intégration des secondes
générations en Europe», sur l'intégration des Turcs et des Marocains, alors
que le tri statistique sera opéré selon l'origine supposée des noms et
prénoms. Contradiction ? La
Cnil explique qu'il s'agit d'un projet européen «justifié
par l'intérêt public» (1). La
Commission refuse le comptage au faciès. Et surtout, elle
rappelle que pour changer de critères, il faut une loi.
Qu'en pensent les intéressés ? Patrick Simon, favorable au comptage
ethno-raciale, et Martin Clément, chercheurs à l'Ined, ont mené une étude sur
les perceptions des salariés et des étudiants (2). Les résultats sont
intéressants : la déclaration d'origine géographique ne suscite pas
d'hostilité ; en revanche, la classification dans l'entreprise des catégories
ethno-raciales est refusée par un tiers des enquêtés, toutes origines
confondues. Mais la proportion change si l'on s'en tient aux sondés d'origine
immigrée : la majorité des personnes se déclarant « arabes ou berbères »
est contre. Les Noirs sont moins hostiles. Il est vrai qu'ils sont par
excellence membres de ces fameuses « minorités visibles ». L'utilisation à
des fins scientifiques est acceptée par 72% des enquêtés. «Le passage de la
déclaration des origines à l'identification ethno-raciale constitue un saut
délicat», notent les chercheurs. Un saut délicat, en effet. D'autant que des
instruments de mesure existent déjà (voir encadré). Un seul problème :
par manque de volonté politique, on ne les utilise pas...
(1) Voir les décisions sur www.cnil.fr
(2) « Comment décrire la
diversité des origines en France ? » Population et Sociétés, n° 425
http://www.ined.fr/fr/ressources_documentation/publications/pop_soc/
Jacqueline de Linares
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