Je peux les sauver. Il suffit que j’attrapela main du premier pour le hisser prèsde moi. Il tirera celui d’après, qui tireracelui d’après [...]. La mer est calme, levent est doux. Il n’y a aucune raisonqu’on ne puisse pas les sauver. Tous(1). » Mais la main qu’il attrapeglisse. Et derrière l’homme qui luiéchappe, c’est toute la chaîne denaufragés qui s’enfonce... Au prin-temps 1982, Klaus Vogel, 25 ans,lieutenant de pont en mer de Chine,vogue sur un cargo à quelques dou-zaines de milles des côtes du Viet-nam. Alors qu’ils peuvent croiser desboat people, le capitaine donnel’ordre de contourner la zone... Lejeune lieutenant allemand ne s’en re-met pas. Le soir même, il fait ce cau-chemar qui le poursuit pendanttrente ans, jusqu’à ce qu’il créel’ONG SOS Méditerranée. En octobre2014, l’Italie met fin à l’opérationhumanitaire Mare Nostrum. KlausVogel, devenu capitaine de la marinemarchande, entend la nouvelle à laradio : « En un an, la marine italienneavait sauvé près de 150 000 migrantsen détresse sur la Méditerranée [...].Qui va leur porter secours, désormais? » Il démissionne et fonde SOS Mé-diterranée au printemps 2015, avecl’appui de Médecins du monde. « Lescitoyens ne peuvent pas abandonner àleurs hommes politiques, à leur gouver-nement, à leur administration, à leurarmée, à leur police des frontières, cequi se passe là-bas. [...] SOS Méditer-ranée doit prendre sa part, et être letémoin et le garant de cette mer. » Enfévrier 2016, l’Aquarius, patrouilleurde pêche de 77 mètres, 11 000 eurospar jour de fonctionnement, prend lamer pour sa première mission de sau-vetage au large de la Libye. « Nousnous approchons.Le jour n’est toujours pas levé. Je dis-tingue leur bateau de mieux en mieux.Je vois leurs visages. Leurs yeux. Et,entre deux vagues, j’entends leurs cris.»Dans la prise de conscience de la «crise des réfugiés », et bien que la na-ture de « crise » soit tempérée par lamise en regard des chiffres des mi-grations actuelles avec ceux des mi-grations passées, il y a eu la photodu petit Aylan mort le visage dans lesable. Et il y a désormais l’Aquarius,ce gros cargo estampillé société civilequi a passé deux ans et demi à secou-rir 30 000 naufragés et se trouve au-jourd’hui en difficulté. Car le 23 sep-tembre, un mois après Gibraltar, lesautorités panaméennes ont décidé derévoquer l’enregistrement du bateauaffrété par SOS Méditerranée en par-tenariat maintenant avec Médecinssans frontières. Sans pavillon, pointde navigation. Quand il a débarqué58 migrants libyens à La Valette(Malte) le 30 septembre, l’Aquarius adû rester au large, dans les eaux in-ternationales. Une des solutions se-rait qu’un pays l’enregistre. Raisonpour laquelle SOS Méditerranée, quicompte désormais 300 bénévoles, alancé le 28 septembre un « appel àmobilisation citoyenne ». À traversune pétition en ligne (2) et une mobi-lisation prévue le 6 octobre, il s’agitde demander à tous les États d’Eu-rope « de prendre toutes les mesurespour permettre à l’Aquarius de re-prendre sa mission de sauvetage le plusrapidement possible ; de faire respecterle devoir d’assistance aux personnes endétresse en mer ;d’assumer leurs res-ponsabilités étatiques en établissantun véritable modèle de sauvetage enMéditerranée ».L’Aquarius n’en est pas à son premiercoup de Trafalgar. La dizaine de ba-teaux humanitaires, dont le Life Line,le Sea Watch ou le Sea Eye, qui opé-raient encore dans la zone voiciseulement un an, ont dû stopperleurs missions. « Il y a eu d’abord l’of-fensive de criminalisation des opéra-tions de sauvetage lancée par le direc-teur de Frontex et relayée par des po-litiques italiens », rappelle Jean-YvesAbecassis, membre du conseil d’ad-ministration de SOS Méditerranée.En conséquence de quoi, le ministrede l’Intérieur italien a imposé uncode de bonne conduite aux ONG. Sesont ajoutées les tentatives d’intimi-dation des garde-côtes libyens. « Lefait que l’Union européenne leur ap-porte son soutien en février 2017 leur adonné des ailes », cingle-t-il. Les ba-teaux de sauvetage des ONG ont éga-lement essuyé des problèmes tech-niques, contrairement à l’Aquarius,grand bateau, fait pour naviguertoute l’année, y compris en hiver et1ENCADRÉS DE L'ARTICLEpar très mauvaise météo. Mais aussijudiciaires : deux bateaux ont été missous séquestre en Italie... « Un certainnombre d’ONG se sont dit qu’elles se-raient plus utiles ailleurs », résumeJean-Yves Abecassis.Chaque offensive politique contrel’Aquarius a vu les dons à l’ONG aug-menter. Mais les équipes ont dû sys-tématiser « un aspect extrêmementformel dans le respect des règles mari-times internationales ». Un site,Onboard Aquarius (3), a été mis enligne pour permettre de suivre entemps réel ce qui se passe à bord :messages de détresse reçus, réponsesapportées, tergiversations des garde-côtes ou des centres de secours. « Ce-la permet de réfuter préventivementtous les procès qui nous sont faits, no-tamment en droit maritime », expliqueJean-Yves Abecassis. Triton, Poséi-don, Sophia, Themis : « Frontexmènent des missions militaro-poli-cières de protection des frontières et dechasse aux passeurs, poursuit-il. Lesauvetage, qui est une obligation dudroit maritime, n’était pas le but de cesmissions. À partir du moment oùl’Union a décidé qu’une partie du dis-positif européen était assurée par lesgardecôtes libyens, chargés d’une mis-sion d’interception, le fait qu’il y ait desyeux citoyens pour témoigner de ce quise passe en Méditerranée n’était plusbienvenu. »L’Aquarius cumule les symboles : «Il représente l’action possible des ci-toyens face aux carences des États,souligne l’administrateur de SOS Mé-diterranée. Il est aussi devenu un sym-bole moral du devoir d’assistance àpersonne en danger. » Pour les per-sonnes hostiles à toute immigrationen Europe, dont les identitaires, cebateau fait également figure de che-val de Troie de l’immigration mas-sive. À l’opposé, il est devenu l’éten-dard de ceux qui défendent une poli-tique des frontières plus accueillante.« Deux symboliques contraires qui nousdépassent et utilisent une iconographiesimilaire, s’étonne Jean-Yves Abecas-sis : le cargo vu en contre-plongée, im-mense, avec des migrants à ras bord...». « Survalorisation », selon lui, d’unbateau aux mains d’une poignée decitoyens sans financement d’État « etsans puissance autre que son énergiepropre ». SOS Méditerranée ne tientaucun discours sur la politique desfrontières, « uniquement sur le sau-vetage maritime », rappelle Jean-YvesAbecassis : « On ne sauve pas des “mi-grants” mais des “naufragés” qui de-viennent des “rescapés”, indépendam-ment des circonstances. » Le lieu dedébarquement doit être un port sûr,labellisé comme tel. Dans le cascontraire, le bateau refuse de s’yrendre.Jusqu’au 10 juin 2018, l’Aquarius bé-néfi-ciait d’un niveau de coopérationélevé avec le Centre de coordinationdes secours en mer de Rome, mon-trant « une régulation des sauvetagesextrêmement réactive et efficace dansun climat de confiance mutuelle », re-prend-il. Le gouvernement italien ya mis fin. Une page s’est tournée. «La fin du mécanisme de sauvetage estdésormais assujettie à un accord poli-tique entre les États sur la répartitionultérieure des rescapés. Une bonnechose à condition qu’on n’attende pasde nouveaux rescapés pour déciderd’une répartition, car le délai menaceles nouvelles personnes en détressedans l’intervalle. »En juillet, alors qu’il n’y avait plusaucune ONG dans la zone, 600 mortspar noyade ont été enregistrées. « Etc’est un chiffre plancher », insiste l’ad-ministrateur, qui y voit une nouvelleréfutation de l’hypothèse de l’appeld’air : « Les gens partent même s’il n’ya pas de moyens de secours. La diffé-rence, c’est qu’ils se noient. » ■
Je peux les sauver. Il suffit que j’attrapela main du premier pour le hisser prèsde moi. Il tirera celui d’après, qui tireracelui d’après [...]. La mer est calme, levent est doux. Il n’y a aucune raisonqu’on ne puisse pas les sauver. Tous. » Mais la main qu’il attrapeglisse. Et derrière l’homme qui luiéchappe, c’est toute la chaîne de
naufragés qui s’enfonce... Au prin-temps 1982, Klaus Vogel, 25 ans,
lieutenant de pont en mer de Chine,
vogue sur un cargo à quelques dou-zaines de milles des côtes du Viet-nam. Alors qu’ils peuvent croiser des
boat people, le capitaine donnel’ordre de contourner la zone... Le
jeune lieutenant allemand ne s’en re-met pas. Le soir même, il fait ce cau-chemar qui le poursuit pendant
trente ans, jusqu’à ce qu’il créel’ONG SOS Méditerranée. En octobre2014, l’Italie met fin à l’opérationhumanitaire Mare Nostrum. KlausVogel, devenu capitaine de la marinemarchande, entend la nouvelle à laradio : « En un an, la marine italienneavait sauvé près de 150 000 migrantsen détresse sur la Méditerranée [...].Qui va leur porter secours, désormais
? » Il démissionne et fonde SOS Mé-diterranée au printemps 2015, avec
l’appui de Médecins du monde. « Lescitoyens ne peuvent pas abandonner à
leurs hommes politiques, à leur gouver-nement, à leur administration, à leur
armée, à leur police des frontières, ce
qui se passe là-bas. [...] SOS Méditer-ranée doit prendre sa part, et être le
témoin et le garant de cette mer. » Enfévrier 2016, l’Aquarius, patrouilleurde pêche de 77 mètres, 11 000 eurospar jour de fonctionnement, prend la
mer pour sa première mission de sau-vetage au large de la Libye. « Nous
nous approchons.
Le jour n’est toujours pas levé. Je dis-tingue leur bateau de mieux en mieux.
Je vois leurs visages. Leurs yeux. Et,entre deux vagues, j’entends leurs cris.»Dans la prise de conscience de la «
crise des réfugiés », et bien que la na-ture de « crise » soit tempérée par la
mise en regard des chiffres des mi-grations actuelles avec ceux des mi-grations passées, il y a eu la photo
du petit Aylan mort le visage dans lesable. Et il y a désormais l’Aquarius,ce gros cargo estampillé société civile
qui a passé deux ans et demi à secou-rir 30 000 naufragés et se trouve au-jourd’hui en difficulté. Car le 23 sep-tembre, un mois après Gibraltar, les
autorités panaméennes ont décidé derévoquer l’enregistrement du bateau
affrété par SOS Méditerranée en par-tenariat maintenant avec Médecins
sans frontières. Sans pavillon, pointde navigation. Quand il a débarqué58 migrants libyens à La Valette(Malte) le 30 septembre, l’Aquarius a
dû rester au large, dans les eaux in-ternationales. Une des solutions se-rait qu’un pays l’enregistre. Raison
pour laquelle SOS Méditerranée, qui
compte désormais 300 bénévoles, alancé le 28 septembre un « appel àmobilisation citoyenne ». À travers
une pétition en ligne (2) et une mobi-lisation prévue le 6 octobre, il s’agit
de demander à tous les États d’Eu-rope « de prendre toutes les mesures
pour permettre à l’Aquarius de re-prendre sa mission de sauvetage le plus
rapidement possible ; de faire respecterle devoir d’assistance aux personnes en
détresse en mer ;d’assumer leurs res-ponsabilités étatiques en établissant
un véritable modèle de sauvetage enMéditerranée ».L’Aquarius n’en est pas à son premier
coup de Trafalgar. La dizaine de ba-teaux humanitaires, dont le Life Line,
le Sea Watch ou le Sea Eye, qui opé-raient encore dans la zone voici
seulement un an, ont dû stopper
leurs missions. « Il y a eu d’abord l’of-fensive de criminalisation des opéra-tions de sauvetage lancée par le direc-teur de Frontex et relayée par des po-litiques italiens », rappelle Jean-Yves
Abecassis, membre du conseil d’ad-ministration de SOS Méditerranée.
En conséquence de quoi, le ministrede l’Intérieur italien a imposé uncode de bonne conduite aux ONG. Se
sont ajoutées les tentatives d’intimi-dation des garde-côtes libyens. « Le
fait que l’Union européenne leur ap-porte son soutien en février 2017 leur a
donné des ailes », cingle-t-il. Les ba-teaux de sauvetage des ONG ont éga-lement essuyé des problèmes tech-niques, contrairement à l’Aquarius,
grand bateau, fait pour naviguertoute l’année, y compris en hiver et
1
ENCADRÉS DE L'ARTICLEpar très mauvaise météo. Mais aussijudiciaires : deux bateaux ont été missous séquestre en Italie... « Un certain
nombre d’ONG se sont dit qu’elles se-raient plus utiles ailleurs », résume
Jean-Yves Abecassis.Chaque offensive politique contre
l’Aquarius a vu les dons à l’ONG aug-menter. Mais les équipes ont dû sys-tématiser « un aspect extrêmement
formel dans le respect des règles mari-times internationales ». Un site,
Onboard Aquarius , a été mis enligne pour permettre de suivre entemps réel ce qui se passe à bord :messages de détresse reçus, réponses
apportées, tergiversations des garde-côtes ou des centres de secours. « Ce-la permet de réfuter préventivement
tous les procès qui nous sont faits, no-tamment en droit maritime », explique
Jean-Yves Abecassis. Triton, Poséi-don, Sophia, Themis : « Frontex
mènent des missions militaro-poli-cières de protection des frontières et de
chasse aux passeurs, poursuit-il. Lesauvetage, qui est une obligation dudroit maritime, n’était pas le but de cesmissions. À partir du moment où
l’Union a décidé qu’une partie du dis-positif européen était assurée par les
gardecôtes libyens, chargés d’une mis-sion d’interception, le fait qu’il y ait des
yeux citoyens pour témoigner de ce quise passe en Méditerranée n’était plusbienvenu. »
L’Aquarius cumule les symboles : «
Il représente l’action possible des ci-toyens face aux carences des États,
souligne l’administrateur de SOS Mé-diterranée. Il est aussi devenu un sym-bole moral du devoir d’assistance à
personne en danger. » Pour les per-sonnes hostiles à toute immigration
en Europe, dont les identitaires, ce
bateau fait également figure de che-val de Troie de l’immigration mas-sive. À l’opposé, il est devenu l’éten-dard de ceux qui défendent une poli-tique des frontières plus accueillante.
« Deux symboliques contraires qui nousdépassent et utilisent une iconographie
similaire, s’étonne Jean-Yves Abecas-sis : le cargo vu en contre-plongée, im-mense, avec des migrants à ras bord...
». « Survalorisation », selon lui, d’unbateau aux mains d’une poignée decitoyens sans financement d’État « etsans puissance autre que son énergiepropre ». SOS Méditerranée ne tientaucun discours sur la politique des
frontières, « uniquement sur le sau-vetage maritime », rappelle Jean-Yves
Abecassis : « On ne sauve pas des “mi-grants” mais des “naufragés” qui de-viennent des “rescapés”, indépendam-ment des circonstances. » Le lieu de
débarquement doit être un port sûr,labellisé comme tel. Dans le cascontraire, le bateau refuse de s’yrendre.
Jusqu’au 10 juin 2018, l’Aquarius bé-néfi-ciait d’un niveau de coopération
élevé avec le Centre de coordination
des secours en mer de Rome, mon-trant « une régulation des sauvetages
extrêmement réactive et efficace dans
un climat de confiance mutuelle », re-prend-il. Le gouvernement italien y
a mis fin. Une page s’est tournée. «La fin du mécanisme de sauvetage est
désormais assujettie à un accord poli-tique entre les États sur la répartition
ultérieure des rescapés. Une bonnechose à condition qu’on n’attende pasde nouveaux rescapés pour déciderd’une répartition, car le délai menaceles nouvelles personnes en détressedans l’intervalle. »En juillet, alors qu’il n’y avait plusaucune ONG dans la zone, 600 mortspar noyade ont été enregistrées. « Et
c’est un chiffre plancher », insiste l’ad-ministrateur, qui y voit une nouvelle
réfutation de l’hypothèse de l’appeld’air : « Les gens partent même s’il n’y
a pas de moyens de secours. La diffé-rence, c’est qu’ils se noient. »
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